Une occasion manquée d’enraciner le droit
Il était à craindre qu’en confiant les commandes de l’Europe aux gouvernements nationaux, ceux-ci gèrent les affaires européennes de la même façon que les affaires nationales. Or, si la prééminence du couple franco-allemand n’était pas contestée, c’est bien la France qui tenait le gouvernail. Toute imprégnée de dirigisme à la française, elle s’octroyait un pouvoir quasi réglementaire, qui allait susciter la prolifération à Bruxelles de directives et de lois communautaires imposant aux Européens une uniformité paralysante. Alors même que la disparition des frontières stimulait les économies nationales, chaque nouvelle strate de réglementation produisait l’effet inverse.
Déjà atteints d’hypertrophie, les Etats nationaux auraient dû utiliser la mise en concurrence des institutions comme principal instrument d’harmonisation du droit. Au lieu d’ajouter de nouvelles lois et dépenses publiques à des citoyens excédés, ils les auraient fait bénéficier des retombées de la sélection naturelle dans le domaine législatif – notamment sur le plan fiscal.
Rien d’étonnant que les électeurs, lorsqu’ils furent invités à se prononcer sur des institutions européennes, expriment un sentiment de rejet – même s’ils ne possédaient pas vraiment toutes les clés du problème. Pour sortir de l’impasse, d’aucuns préconisent une gouvernance économique européenne. Or, les citoyens n’en veulent pas, car elle supposerait la création d’un Etat européen centralisé. Le même résultat peut être obtenu à moindre frais en obligeant des Etats à respecter le droit.
Construire une Europe politique
Le temps est venu de passer d’une démarche empirique à une approche plus raisonnée de la construction européenne. A l’heure où l’histoire se mondialise elle aussi, les pays européens n’ont d’autre choix que de s’unir pour pouvoir encore participer aux affaires du monde. Or, un demi-siècle après la pose de la première pierre, l’Europe ne présente toujours pas un front uni vis-à-vis du reste de la planète.
La construction européenne aurait dû inciter par ailleurs les Etats à se remettre en cause. Or l’Union ne s’est toujours pas dotée non plus de l’autre attribut propre à toute union politique, à savoir la reconnaissance de principes supérieurs de droit. La libre concurrence dans le domaine commercial ne suffit pas.
Se donner des institutions adéquates
Le modèle de l’Etat-nation n’est pas applicable à l’Europe. Il faut donc concevoir un nouveau modèle inédit, comportant un double dispositif de protection du citoyen : des pouvoirs publics cantonnés dans leur rôle et des compétences supranationales clairement définies. La structure de l’Union est fédérale par la façon même dont elle se construit, s’il n’y a pas lieu d’opposer les « fédéralistes » aux « souverainistes ». En revanche, l’extension des compétences de l’Union fait débat.
Pour mieux répartir les pouvoirs entre les Etats et l’Union, la solution consisterait à scinder le Parlement européen en deux entités: une chambre des Etats (Sénat), véritable interface entre l’Union et les pays membres se substituant au Conseil européen ; et une chambre des eurocitoyens, entité indispensable pour contrôler l’exécutif de l’Union et légiférer dans ses stricts domaines de compétence.
Si l’on veut – autre impératif démocratique – que les citoyens puissent influer sur l’orientation de l’Union, il importe que les élections européennes fassent émerger une majorité homogène. Or le scrutin majoritaire est seul moyen d’y parvenir. Les enjeux du débat deviendraient identiques dans tous les pays. On pourrait en outre imaginer la création de circonscriptions dont les électeurs seraient sélectionnés de façon aléatoire sur l’ensemble du territoire de l’Union, de sorte que les eurodéputés soient affranchis de toute allégeance nationale.
Il resterait à dissocier le noyau dur du droit, qui prime sur les ordres juridiques internes, du droit positif communautaire, qui a toute sa place dans les domaines de compétence de l’Union. Une fois dotée des textes appropriés, la Cour européenne des droits de l’Homme, qui siège à Strasbourg, pourra accéder au rang de Cour suprême de l’Union, tandis que la Cour de Justice de Luxembourg aura pour mission de faire respecter la législation européenne.
La conclusion s’impose d’elle-même. Pour les pays européens, le temps des fiançailles s’achève. L’Union doit se doter d’une constitution allégée, qui sera l’acte de naissance de l’Europe politique. Les Français, après avoir refusé d’entériner en 2005 un texte qui n’avait de constitution que le nom, transformerait l’essai en adhérant à une entité conforme aux normes démocratiques. Tandis que la France se relèvera grâce à l’Union, l’Europe trouvera le second souffle dont elle a besoin pour redevenir un moteur de l’histoire.